Texte de la conférence de Stéphane Lavignotte sur la fraternité

Samedi 15 octobre, Stéphane Lavignotte a donné une conférence à Ligugé dans le cadre de l'assemblée régionale de l'ACAT sur le thème de la fraternité. Voici des notes prises lors de la conférence.

Ce qu’a dit Stéphane LAVIGNOTTE aux Acatiens réunis à LIGUGE.

Autoportrait : Je suis pasteur et animateur spirituel de la Mission populaire évangélique à
Montreuil (93) près de Paris et je donne des cours d’éthique à la Faculté
protestante de Bruxelles.
J’ai de la sympathie pour l’ACAT, son rapport sur les violences policières
m’a marqué. J’ai la fibre
œcuménique
et celui qui m’a épargné une sale note en maths au bac était un moine de Ligugé.

 

Mon intérêt pour la fraternité : Le fait de travailler dans une maison de quartier m’amène
forcément à m’interroger sur le troisième mot de la devise républicaine. La seule question
: ‘fautil
viser l’égalité entre les humains
?’ montre à elle seule que, sur ces sujets, il y a de la contestation.
Pour un chrétien, le fondement de la fraternité/sororité est presque trop évidente
: si nous avons tous
le même Père, nous sommes donc tous à la base frères et sœurs. Mais la clochardisation d’un certain

nombre de nos concitoyens et de migrants rev
ient à dénier à ceuxci la qualité d’humain.
Nous devrions être scandalisés de l’écart entre les droits que nous affichons et la réalité sociale.

 

Non, la fraternité n’est pas une évidence :

 

a) les grands manquements passés et présents : Fautil
rappeler q
u’au XIXème siècle, la méconnaissance de la misère ouvrière par l’Église est l’une des
causes de la montée de l’incroyance
? Il y a eu heureusement des mouvements pour faire agir
ensemble croyants et incroyants. Faut
il évoquer le meurtre d’Abel par Caïn au début historique ou
symbolique de l’histoire humaine
? Depuis Jacob et Esaü, que de batailles pour l’héritage entre
membres de la même fratrie
! Et il a fallu attendre la Révolution française pour que, au moment
d’hériter, l’aîné masculin cesse d’être c
elui qui remporte le gros lot, au détriment des autres.

 

b) Extension du champ fraternel : Quant aux personnes handicapées, il n’y a pas si longtemps
qu’elles bénéficient d’une sollicitude particulière. La distinction tranchée normal/pathologique a été

noncée par Ricoeur : être malade est une autre façon d’être au monde. L’intersubjectivité
concerne aussi ceux qui sont différents. Et notre amitié ne doit
elle pas aller aussi aux animaux ?
Allons plus loin avec François d’Assise qui s’adressait à frère Lu
ne et à frère Soleil. Le pasteur
André Dumas, de son côté, en appelait à une convivialité entre tous les vivants.

Dans un récit évangélique sidérant, on voit Jésus face à une femme syro
phénicienne : nous
découvrons un Jésus pris en défaut d’exclusion rela
tive de l’autre. D’un premier mouvement, il se
dit venu pour les malades d’
Israël, les petits chiens devant se contenter des miettes tombées de la
table.
La femme qui a contre elle d’être à la fois veuve, étrangère et mère d’une enfant malade, se
reconnaî
t dans ces petits chiens. A ce momentlà, Jésus se rappelle l’amour dont il est porteur pour
tous. Mais même pour Jean, le moins classificateur, le frère est l’un des nôtres, un du ‘clan’.

Donc, dès le départ de l’ère chrétienne, s’est posée la question de
l’extension de la fraternité.

 

c) Parlons distance et proximité : Le même Ricoeur présente cette constante tension : si on est trop
près de l’autre, il y a risque d’intrusion voire de fusion, (cf. dans les sectes et chez les Roms par

exemple
, on peut friser l’attitude totalitaire) ; si, à l’inverse, on se tient trop loin de lui, on court le
risque de se montrer arrogant voire haineux. Et on aboutit à des situations comme le fait que les

Algériens ont 4 fois moins de chances d’être embauchés que les autres
à compétence égale. La
culture de la bonne distance, donc. A Noël 14, les soldats des deux bords se sentaient une telle

communauté de misère et de culture qu’ils ont arrêté les armes pour festoyer ensemble.

Oui Jacques Ellul a raison de dire que la Bible
est plus un livre de questions que de réponses.

 

Pourquoi vivre en frères estil si dur ?

 

a) Il y a de grands modèles de la vie commune. Dans la
vision catholique, on postule qu’il existe un bien commun au
delà des conflits et des intérêts ; dans
la
vision marxiste, on estime qu’il y a d’abord la lutte des classes et le conflit des intérêts. Le
théologien André Dumas propose un modèle intermédiaire qu’il appelle
« fratriarcat » : nous
sommes des frères et des sœurs mais la relation est faite de conflits,
de désaccords et de
réconciliations. Expérimenter le respect mutuel et la réconciliation se heurte à bien des obstacles. Et

si le concept de lutte des classes trouve de l’écho, c’est qu’il est porteur d’une certaine vérité. Il y a

là comme un goût d’utopie. Jésus luimême dit que sa famille, ce n’est pas sa ‘tribu’ naturelle mais
l’ensemble de ceux qui écoutent et
accomplissent la parole de Dieu.
Il n’y a pas de fraternité sans débat or ce n’est qu’au XVIIIème siècle qu’on se met véritablement à

chercher
des réponses par le débat. Faire crédit à la parole d’autrui, ‘élargir sa tente’, quelle
évolution
: les ouvriers, on notera, sont admis à dire leur mot dans la société avant les femmes.

 

b) Mais apparaissent les ‘limites naturelles du contrat’ (Habermas). Un grand obstacle à la
reconnaissance du frère, c’est la réduction au corps et à la nature
: dès qu’une femme se manifeste
d’une manière qu’on juge trop voyante, on la qualifie d’hystérique, on
la renvoie ainsi à son ventre.
A l’époque des Grecs, les peuples non répertoriés étaient qualifiés de ‘barbares’, autrement dit qui

avaient un langage inarticulé. M. Chevènement traite les jeunes les plus agités de ‘sauvageons’, ce

qui signifie ‘qui appart
ient à la forêt’ . Même l’abbé Grégoire, par ailleurs si ouvert et si généreux,
affirme à la fin du
XVIIIe, que les Noirs ne seraient ni intelligents ni vertueux. Aujourd’hui, on
entend souvent que les Roms seraient inassimilables, un mot du vocabulaire di
gestif. Le mot
‘intégration’ possède à peu près les mêmes connotations.

Les Musulmans sont mis à distance parce que refusant de consommer vin et viande de porc. Les

végétariens ne doivent pas être très français puisqu’un ‘vrai Français’ mange de la viande.
Dans
tous ces cas, plus ou moins consciemment, on repousse l’idée de faire contrat avec ces ‘gens
là’, en
les renvoyant à des aspects corporels, donc loin de la parole, du débat et des valeurs.

 

c) Quoi de plus opposé à la fraternité que les ‘communautés naturelles’ des essentialistes façon de
Bonald
? Les Romantiques défendent la frontière avec lyrisme, ils adhérent à l’ethnocentrisme. Le
corps du Roi guérissait le corps de sujets atteints par les écrouelles. Corps du souverain, corps de la

nation. Par le
même réflexe, en France, les hommes de couleur font constamment l’objet de
contrôles au faciès. A l’inverse, les mêmes souffrent d’invisibilité dans les films. Pas dans le sport.

Les solutions maintenant
: L’Epître de Jacques montre des issues à ces difficultés : impartialité,
miséricorde et redistribution. Il faut inverser les tendances naturelles à abuser de sa position

dominante, tout en sachant qu’il faut du temps pour promouvoir une certaine égalité.


L’épisode du Bon Samaritain pose une bonne ques
tion : ‘Qui s’est fait le prochain de l’homme
blessé
?’ Et il se trouve qu’il ne s’agit ni d’un notable ni d’un Juif mais d’un homme d’une autre
nation. Autrement dit la notion de ‘prochain’ ne connaît pas de frontières. L’entre
soi = danger.
Pour connaîtr
e l’extension de l’attitude fraternelle, il est un syllogisme qui consiste à dire : je suis
femme, je suis étranger, … , de ce fait je suis humain donc je relève de la fraternité universelle.

Un peu d’humour maintenant, si vous êtes la cible d’un étiquetag
e péjoratif, vous pouvez essayer de
retourner le vocable. C’est ce qu’ont fait les protestants. Baptisés ‘parpaillots’ (papillons), ils ont

réussi à faire de ce mot un signe de reconnaissance sympathique. Un conseil à tous les méprisés.

On notera aussi co
mbien Jésus est ému face à la misère de certaines personnes ou de la foule.
Il se laisse
toucher jusqu’aux entrailles (le mot employé dans le texte veut même dire ‘utérus’).
Justement quand il refuse de soigner la femme syro
phénicienne, le texte ne signale pas qu’il est
ému. Il est donc essentiel de se laisser émouvoir par l’autre fragile. Que donc soient mis en place

des lieux où les parties prenantes se rencontrent et échangent leurs récits. On a vu cela en Afrique

du Sud (Vérité et Réconciliation), en Ir
lande et on le voit avec la justice réparatrice qui met face à
face délégués des victimes et délégués de leur agresseur.


Le
musée de la Shoah à Yad Vachem raconte les étapes vers le meurtre des Juifs. On y voit qu’à
l’époque de la montée de l’antisémitisme
, il suffisait d’être attentif pour être touché aux tripes. Ce
qui s’est passé entre la France et l’Allemagne à partir de 1945 a montré que la fraternité était tout à

fait à portée de mains. Il faut des rencontres de personne à personne, c’est ce que montr
e les
jumelages entre villes de différents pays. Plus largement, pour produire des miracles, il suffit

souvent de mettre dans le même bac à sable des enfants d’ici et des enfants d’ailleurs ou bien de

placer à la même table des gens appartenant à des classes sociales différentes. Imaginez tout ce qu’il

reste à faire pour solder le différend entre la France et l’Algérie. Enfin, la bataille culturelle est
encore à poursuivre, l’art (BD, films, feuilletons… ) peut modifier les représentations de l’autre.

Conc
lusion : Pour transcender la polémique fraternité/sororité, je propose qu’on adopte le terme
adelphité
qui vient du grec adelphos, lequel ne fait pas acception de genre ; Mais la limite de ce
terme est que ses amis, on peut les choisir, alors que l’intérêt
de la fraternité est qu’au contraire, il
renvoie clairement à tous ces humains qu’on ne choisit pas mais avec lesquels on doit vivre
: faire
avec ceux qui sont là, comme dans une Arche de Noé où toutes les espèces cohabitent y compris les

serpents et les
moustiques. Je ne propose pas de choisir un terme ou l’autre, mais de les avoir en tête
pour continuer à penser cette tension.

Texte établi par Gérard et amendé par Stéphane. Le 30 octobre 2022

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